Rendez-vous avec Pol Pot

Un film de Rithy Panh

5 juin 20241h52Drame

Entretien avec Rithy Panh

Rendez-vous avec Pol Pot est une fiction, inspirée du livre de la journaliste et correspondante de guerre américaine Elizabeth Becker, When The War Was Over : Cambodia and the Khmer Rouge Revolution. Elle tente d’expliquer pourquoi les Khmers rouges imposèrent à leur pays un régime aussi destructeur. Comment l’avez-vous découvert ?

J’ai contacté Elizabeth Becker lorsque je réalisais mon film Bophana, une tragédie cambodgienne (1996). Bophana est une jeune femme qui, lors de la dictature des Khmers rouges, fut emprisonnée, torturée et exécutée au centre d’extermination S-21, pour avoir envoyé des lettres d’amour à son mari. Elizabeth est la première journaliste à avoir enquêté sur Bophana et je me suis basé sur ses écrits pour réaliser mon film. Trente ans plus tard, elle a eu la gentillesse d’accepter de céder les droits de son livre When the War Was Over qui a inspiré le scénario de Rendez-vous avec Pol Pot. Elizabeth Becker est une des rares femmes journalistes à avoir couvert la guerre au Viêt-Nam et au Cambodge au début des années 1970, elle a ensuite continué à suivre les Khmers rouges qui intervenaient à l’ONU à New York alors qu’aucune information ne filtrait sur ce qui se passait dans le pays. C’est peut-être sa ténacité qui fait qu’elle est invitée fin 1978 à visiter le Kampuchéa démocratique.

Dans son livre, Elizabeth Becker raconte, comme vous le mettez en scène dans votre film, son séjour sous haute surveillance au Kampuchéa démocratique (le Cambodge des Khmers rouges), avec deux autres Occidentaux, et sa tentative de témoigner sur ce qui se trame alors au Cambodge.

Dans le film, il s’agissait à la fois de parler des Khmers rouges mais aussi d’interroger le rôle du journaliste de terrain, qui tend à disparaître. Aujourd’hui, on est davantage dans l’immédiateté, on travaille sur les dépêches, et non sur le fond. Les rédactions sont plus réticentes à envoyer quelqu’un sur le terrain pour trois ou quatre semaines. Le film fait écho à cette actualité et rappelle combien l’absence d’information, la désinformation ou la manipulation de l’information – qui sont des stratégies pour certains gouvernements – constituent un danger, un étau dans lequel nous sommes pris. Hier comme aujourd’hui. Même s’il est centré sur un passé khmer rouge révolu, le film évoque également l’actualité d’idéologies radicales qui excluent, qui renferment et qui refusent la confrontation des idées. Il évoque cette résurgence des utopies qui prétendent penser et agir pour le bien de tous mais qui glissent vers une quête de pureté, une quête qui dévoie la révolution humaniste. Il dénonce cet édifice de la pensée poussé jusqu’à l’absurde dont les effets sur les humains sont effarants. Comme si on ne pouvait pas changer d’avis, faire marche arrière, ou simplement faire une pause pour réfléchir.

Vous montrez effectivement comment les trois membres de la délégation occidentale sont immédiatement confrontés au discours officiel du gouvernement, et aux entretiens dont les réponses sont écrites à l’avance, avec des intervenants soigneusement choisis.

Le film interroge en effet ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas, ou ce qu’on choisit de ne pas voir. Il fallait qu’un des trois membres de cette délégation soit un photographe, qui est interprété par Cyril Gueï. Cyril est français d’origine ivoirienne et je me représentais son personnage, Paul Thomas, comme ayant déjà couvert bien d’autres conflits, photographié d’autres pays en proie au totalitarisme. Paul Thomas parle peu, il n’écrit pas : il est directement dans l’image. Il est d’ailleurs le premier à voir ce qui se passe au Kampuchéa démocratique. Je suis hanté par la figure de Patrice Lumumba et j’imaginais Paul Thomas avoir vu, plus jeune, l’arrestation de Lumumba. Il sait donc ce que signifie la propagande et peut cerner tout de suite les détails cachés dans le décor du village Potemkine, qui révèlent la cruauté et le totalitarisme.

Pour les besoins de votre film, les trois personnages principaux sont tous français. Elizabeth Becker devient Lise Delbo, interprétée par Irène Jacob, et l’universitaire marxiste écossais Malcolm Caldwell, ardent défenseur de la révolution khmère rouge, devient Alain Cariou, interprété par Grégoire Colin.

Lise Delbo, c’est un hommage à Charlotte Delbo. J’aurais aimé la rencontrer car ses livres m’ont beaucoup aidé à vivre. Theodor W. Adorno a déclaré : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Charlotte Delbo pensait qu’au contraire, il fallait continuer à écrire et à créer. Elle avait tellement raison ! Après Auschwitz, il fallait plus de poésie. Il fallait écrire. Lise Delbo c’est aussi ce personnage qui a habité et travaillé au Cambodge, qui incarne ce vécu, ces émotions, qui cherche à analyser une situation, qui ne cesse d’interpeller les dirigeants khmers rouges pour retourner au Cambodge, et retrouver son interprète dont elle n’a plus de nouvelles. Ce qui la frappe pendant son séjour, c’est le silence. Où sont passés les gens ? Le génocide, c’est aussi le silence. On ne voit rien, on n’entend rien. Les grandes terreurs correspondent souvent à un terrible silence et la ville de Phnom Penh, vidée de ses habitants et totalement silencieuse, témoigne d’un anéantissement absolu. Plus d’écoles, plus de marchés, plus de spectacles, plus de musiques, plus de danses…

Alain Cariou pour sa part, c’est l’idéologue, le professeur soixante-huitard maoïste convaincu. C’est à ce titre qu’il est invité au Kampuchéa démocratique. Tandis que Lise Delbo essaie d’effectuer son travail de journaliste, Alain Cariou est le dernier à prendre la mesure de la situation parce qu’il réagit avant tout à la théorie et aux idées.

Il faut rappeler que ces trois visiteurs ne furent pas les seuls Occidentaux à se rendre au Cambodge à l’époque. Des représentants du bloc soviétique, d’Europe de l’Est s’y rendaient aussi, des membres du parti communiste suédois ou français par exemple. La plupart d’entre eux se sont tus, pendant longtemps. Certains n’ont même jamais parlé. Était-ce pour ne pas trahir l’engagement d’antan, ou bien par déni ou par sentiment de culpabilité ?

Comment avez-vous choisi vos comédiens ?

Ce sont des rencontres. Je fonctionne à l’instinct, à ce qui se passe dans nos échanges et à ce qu’ils proposent quand on est sur les lieux du tournage. Je leur laisse beaucoup de latitude dans leur jeu. Irène, Cyril et Grégoire, on les envoie sur un tarmac, au fin fond du Cambodge, par cinquante degrés, et ils sont heureux de jouer et d’interpréter le scénario !

Cette image récurrente du tarmac quasi désert, où patientent vos trois personnages, résume presque le film, en tout cas votre sens de la reconstitution historique.

Ce tarmac, c’est celui de l’aéroport de Kampong Chhnang dont la construction a été voulue par les Khmers rouges et qu’ils n’ont pas eu le temps de terminer. Le chantier a fait de nombreux morts. Sur place on sent, je sens, les âmes partout de celles et ceux qui ont travaillé comme des forçats sous un soleil implacable, qui ont bu l’eau des mares et qui y ont laissé leur vie. Je crois qu’on ne peut pas effacer les traces d’un être humain. De la même façon dans cette image insistante du tarmac, il reste toujours une réminiscence du hors-cadre, de l’atmosphère qui l’entoure. Comme le disait Susan Sontag, certaines images doivent nécessairement nous hanter et nous faire aussi réfléchir à notre façon de lire la souffrance et d’y réagir.

Votre mise en scène mêle prises de vue réelles en couleurs, archives en noir et blanc, mais aussi transparences et surimpressions.

C’est une forme d’écriture que j’affectionne depuis un certain temps. Je m’autorise à être l’élève de Dziga Vertov ou de Chris Marker, ça permet de réfléchir à un cinéma plus organique. J’utilise souvent les mêmes archives. J’en ai d’autres bien sûr, mais certaines ont ma préférence. Cette forme de persistance des archives traduit les idées sur lesquelles je reviens et je travaille. Les scènes du film correspondent en partie au livre d’Elizabeth Becker : comment elle préparait les interviews, comment les Khmers rouges l’empêchaient de rencontrer certaines personnes et comment ils rapportaient ensuite à leur chef. Ça, c’est Pierre Erwan Guillaume, le scénariste du film, qui l’a adapté du livre. Le reste se rapporte à tout ce que j’ai pu accumuler sur le régime khmer rouge. Par exemple, la scène où il est question de dynamiter l’ensemble bouddhique du Wat Phnom qui est le symbole de la fondation de la ville de Phnom Penh, et de le remplacer par la statue de Pol Pot guidant la foule des soldats, paysans et ouvriers est une anecdote que le peintre Vann Nath m’a racontée parce qu’il a travaillé sur la maquette du monument quand il était prisonnier à S-21.

Vous revenez aussi aux figurines d’argile, que vous aviez notamment utilisées dans L’Image manquante.

Je reste attaché à l’enfant dans ma tête qui revient vers des langages premiers et oniriques. Ces petits personnages sculptés à la main ont une âme, ils ne bougent pas, mais ils concentrent les émotions. Seuls la lumière et les angles de prise de vue les font vivre. Néanmoins, basculer des acteurs à leurs figurines, ou des figurines vers les archives comme dans L’Image manquante, ça ne fonctionne pas toujours. Il y a beaucoup de séquences que nous n’avons pas montrées pour cette raison. Il faut trouver le chemin vers une certaine forme de poésie. Avec une poétique de l’image, on peut dire beaucoup, même ce qui est difficile.

Pourquoi avoir fait le choix de la fiction pour ce film ?

Je ne me pose pas la question en ces termes. Pour moi, le documentaire est une manière de « fictionnaliser » le réel et, inversement, dans mes fictions, il y a toujours un geste documentaire. Vous savez, il m’est malheureusement difficile de monter des fictions car je suis étiqueté comme documentariste. Dans le fond, je n’aspire à rien d’autre qu’à être heureux en faisant un film. C’est ce que j’ai dit aux acteurs et aux techniciens, et je crois que nous avons été très heureux ensemble lors de ce tournage.